Les changements climatiques et l'archéologie 1
Les Vikings au Groenland, ou pourquoi travaille-t-on sur les climats anciens ?
Raconté pour vous par Cécile, le 03 juin 2021 - temps de lecture : 4 mn
Quand ? Préhistoire, époques historiques - Où ? Notre exemple de la semaine est le Groenland médiéval.
Le retour des beaux jours est un moment tout indiqué pour aborder un sujet passionnant : celui des évolutions du climat au fil du temps. On parle beaucoup dans les médias de la phase actuelle de réchauffement climatique, étant donné qu’on est en plein dedans... Mais en tant qu'archéologue, c'est aux climats anciens que nous nous intéressons. Nous prenons 2 semaines pour vous expliquer pourquoi leur restitution est importante en archéologie et comment on les connaît. Vous verrez comment on travaille et quels résultats spectaculaires l'on peut obtenir !
Pour cette semaine, nous répondons à la question suivante : quelle est l'utilité de restituer les climats du passé ?
1. Archéologie et climats anciens
La compréhension des tendances climatiques anciennes nous sert à restituer les milieux naturels dans lesquels évoluaient les sociétés que l’on étudie. La restitution de ces paysages est très importante sur le plan économique parce que ce cadre environnemental conditionne les ressources naturelles (faune, flore, terroirs) dont disposaient les populations, et les risques naturels auxquels elles s’exposaient (volcanisme, inondations, avalanches…).
Des moyens techniques et des formes d’organisations sociales particulières se sont mises en place pour exploiter ces ressources et en conquérir de nouvelles, parfois au détriment d’autres populations. Des modifications sensibles des conditions climatiques ont pu contribuer à la déstabilisation des équilibres sociaux, engendrant des crises qui ont soit été surmontées, avec plus ou moins de facilité, soit qui ont à leur tour entraîné une mutation profonde de la structure des sociétés.
Toutefois, travailler à l’échelle des grandes zones climatiques de la planète et travailler sur des sociétés exploitant quelques milliers de kilomètres carrés de terrains très variés entre eux, c’est deux choses bien différentes, même si la forme des paysages naturels est définie dans ces grandes lignes par les fluctuations climatiques. Les milieux naturels évoluent en effet sous l’effet du climat général mais aussi d’autres facteurs plus locaux qui influencent grandement la manière dont les paysages sont façonnés.
La présence d’un glacier sur une montagne, par exemple, peut engendrer des paysages très différents d’un versant ou d’une vallée à l’autre et créer des micro-climats. C’est aussi le cas d’un grand delta ou une vaste forêt. Ces paysages sont le fruit des évolutions des grandes zones climatiques, mais, à leur échelle, ils sont ensuite eux aussi capables d’influencer localement le climat. Formidable, non ?
2. Des climats aux milieux naturels : les véritables cadres de vie des populations du passé
Tout cela pour dire que ce qui intéresse surtout les archéologues, en réalité, ce sont surtout les évolutions de ces environnements « régionaux », et pas l’évolution générale du climat de la planète.
En effet, les archéologues et les historiens des textes s’intéressent à des espaces géographiques et des échelles de temps étroits : on travaille sur un pays ou une région à l’échelle de quelques siècles, et l’on cherche souvent à atteindre l’ordre de précision de l’année. Les oscillations climatiques planétaires survenant tous les 500 000 ans nous concernent peu.
Bon, c’est vrai qu’il s’agit de ma position personnelle, parce que je suis spécialiste d’une période récente de l’histoire humaine (l’Antiquité romaine, pour ceux qui ne l’auraient pas encore remarqué).
Il faut donc quand même nuancer un peu l’affaire, pour les Préhistoriens qui travaillent sur des pas de temps beaucoup plus larges, de l’ordre de la dizaine voire de la centaine de milliers d’années, et parfois à l’échelle de tout un continent, comme lorsqu’on travaille sur la diffusion des cultures paléolithiques à travers l’Afrique, puis l’Europe et l’Asie.
Mais à partir de l'étude du Néolithique, on ne peut plus utiliser les tendances longues restituées par les climatologues. Ces dernières sont en effet trop générales pour que cela ait un sens d’y superposer l’histoire de sociétés locales.
Heureusement, il est possible de préciser les restitutions climatiques à des échelles régionales… pile celles qui intéressent les archéologues et préhistoriens, dès la fin du Paléolithique !
Voici un exemple des résultats que peuvent produire archéologues, historiens des textes, environnementalistes et climatologues quand tout le monde collabore efficacement.
3. Les Vikings du Groenland
Au départ, il y a une question bien précise, posée par les historiens/archéologues : comment les Vikings ont-ils pu s’installer au Groenland, vers 985, et pourquoi l’île était redevenue déserte vers 1540 ?
Il faut se rendre à l’évidence : si l’on regarde à quoi ressemble le Groenland en 2021, c’est un endroit qui ne fait pas rêver pour s'y installer : aucun arbre, peu d’animaux, 6 mois de nuit polaire, une température moyenne annuelle dépassant à peine 1° C, un vent quasi permanent, la banquise… pffff, quel patelin !
Pourtant, le sud de cette île géante, presque 4 fois grande comme la France, a été exploré puis colonisé à la fin du Xe s. par des Vikings venus d’Islande, puis de Norvège et des îles Shetland.
Répartis en deux zones de peuplement au sud et à l’ouest de la pointe sud de l’île, les colons, organisés en réseau de fermes dispersées, ont été jusqu’à 5 000. Ils pratiquaient l’élevage bovin et ovin mais surtout le commerce des fourrures et de l’ivoire de morse.
Les colonies étaient pleinement intégrées aux florissants réseaux économiques du monde scandinave. Elles n’étaient pas indépendantes mais sous la souveraineté de l’Islande, puis de la Norvège.
Les Vikings y avaient donc implanté et reproduit sans changement les modes de vie et d’organisation sociale qui était les leurs en Scandinavie.
Ils n’étaient cependant pas les seuls à vivre au Groenland : en provenance de la pointe est du Canada, les Inuits s’installèrent sur la côte ouest à partir des années 1200. Vikings et Inuits étaient très souvent en conflit, même s’ils n’utilisaient pas les mêmes ressources : les Inuits n’étaient pas sédentaires et ne pratiquaient pas du tout l’élevage. Ils vivaient essentiellement de la pêche et de la chasse (baleine, phoque, morse, rennes).
Les textes comme les restitutions des environnements végétaux montrent que les Vikings se sont installés sur une île qui présentait un visage bien différent de celui qu’ils abandonnèrent au XVe s. : d’abord, il y restait des îlots de forêt boréale, qui offrait quelques ressources en bois intéressantes.
De plus, les premiers colons se sont installés durant « l’optimum climatique du Moyen Âge » (Xe-XIVe s.), période durant laquelle les moyennes de températures et de pluviométrie se prêtaient bien à l’agriculture et l’élevage.
A partir du XIVe s., les choses se compliquèrent toutefois : c’est le début du « petit Âge glaciaire », qui se manifesta sur l’île par un froid plus vif, précoce et persistant, qui empêcha la végétation de repousser et entraîna une extension de la banquise.
Conséquence, les navires norvégiens étaient dans l’impossibilité d'accoster pour ravitailler les colonies, qui se retrouvèrent donc isolées.
Ces difficultés climatiques ont été accentuées par une très mauvaise gestion des ressources végétales : dès leur arrivée, les colons ont en effet déboisé ce qu’il restait de forêts pour mettre en culture ou en pâturage les terrains disponibles.
Conformément aux schémas sociaux scandinaves de l’époque, la puissance d’une famille se mesurait à son assise foncière et la possession de troupeaux. Ces pratiques ont engendré une forte érosion et l’impossibilité pour les sols et la végétation de se régénérer.
L’archéologie révèle que cette difficile période a été marquée par d’importantes famines, dans un contexte social violent. Entre 1350 environ et le début du XVIe s., les colonies vikings se sont étiolées jusqu’à disparaître. Certains des derniers habitants sont morts sur place, notamment de malnutrition, tandis que les autres ont dû repartir vers l’Islande ou la Norvège.
Ce repli était la seule solution envisageable, puisque ces communautés n’envisageaient pas d’adapter localement leur organisation aux mutations du milieu naturel.
Mais le climat et les dégâts causés à l’équilibre environnemental n’ont pas tout fait, sinon comment expliquer que les Inuits, eux, n’ont pas disparu ?
C’est simplement que les Vikings sont restés prisonniers d’une organisation sociale et d’un mode de vie qui les ont empêchés de s’adapter aux bouleversements engendrés par cette conjonction malheureuse d’un facteur naturel (le climat) et d’un facteur humain (la surexploitation d’un milieu naturel fragile). Paradoxe énorme : ils ont connu de graves famines alors qu’ils étaient entourés de poissons… mais contrairement aux Inuits (et aux Norvégiens), ils ne pêchaient pas.
En 1540, d’après le témoignage d’un capitaine islandais, il n’y avait plus que des Inuits au Groenland.
Une histoire étonnante, non ? Elle montre bien comment des mutations climatiques et environnementales peuvent avoir des effets différents sur les populations en fonction de leurs types d’organisation et de leur adaptabilité. Eh oui : le climat ne détermine pas les constructions sociales !
La suite la semaine prochaine !