L'archéologie de la Première guerre mondiale

Est-ce vraiment utile?

Raconté pour vous par Cécile, le 11 novembre 2023 - temps de lecture : 12 mn

Quand ? Il y a entre 101 et 105 ans.

Où ? France

Les commémorations du 11 novembres 2023 seront celles du 105e anniversaire de la fin de la Première guerre mondiale. 

Cent cinq ans, est-ce assez ancien pour justifier le recours aux méthodes de l’archéologie pour documenter l’histoire de ce conflit traumatique ? 

On peut se demander ce que l’archéologie peut vraiment apporter à la compréhension de cette guerre. Mais de toute manière, a-t-on vraiment le choix de fouiller ou non, lorsque des vestiges des Première et Seconde guerres mondiales se trouvent sur les zones destinées à la fouille ? N’est-il pas normal de décrire, photographier, archiver, voire conserver ce que l’on trouve ? 

Ce qui est le terrain d’un événement historique récent aujourd’hui ne sera-t-il pas un site archéologique demain ? Dans ce sens, doit-on continuer à détruire les traces matérielles de faits historiques assez anciens pour qu’on se pose la question de leur intérêt historique, mais trop jeunes pour que la réponse ne soit pas évidente ? 

Quels sont les critères qui rendent un site ou un objet historique digne d’être considéré comme faisant partie d’un patrimoine culturel à conserver, d’ailleurs ? 

Ces questionnements sont au cœur du travail des archéologues qui s’intéressent aux conflits de l’époque contemporaine.

Couloir en cours de fouille du Kilianstollen à Carspach (Haut-Rhin), une longue galerie souterraine allemande, ramifiée en plusieurs branches, aménagée en 1915-1916 pour servir d'abri, en arrière d'une série de tranchées, et enfouie sous les bombardements français le 18 mars 1918, avec 21 soldats à l'intérieur - © A. Boly / PAIR, dans l'article de M. Landolt, L'archéologie de la Grande Guerre, une nécessaire interdisciplinarité, Artefact, 2017-6.

Toutefois, tout cela fait beaucoup d’interrogations, et on ne pourra pas y répondre dans cet article... sauf si vous avez 3h devant vous à consacrer à notre lecture. Nous allons donc nous limiter à réfléchir sur la Première guerre mondiale et à répondre à 5 questions ciblées.

1. Qu'appelle-t-on l'archéologie contemporaine ?

Il n’est pas inutile de rappeler, avant toute chose, que ce que l’on appelle, en France, l’époque contemporaine. Elle débute, selon les historiens, entre la fin de la Révolution (marquée par le coup d’Etat de Napoléon Bonaparte en 1799) et 1815, soit la fin du Premier Empire. Les bouleversements de la révolution industrielle, l’exode rural, l’histoire coloniale, les conquêtes napoléoniennes, la guerre franco-allemande de 1870 et les deux guerres mondiales en font partie. Je souligne ces quelques thématiques d’étude parmi tant d’autres, parce que ce sont des moments d'histoire qui ont laissé de nombreux vestiges matériels appréhendés par l’archéologie. A l’occasion du 11 novembre, nous nous intéresserons plus particulièrement aux vestiges de la Première guerre mondiale, mais les questions qui se posent sont en fait très proches de celles qui existent pour ces autres thèmes.

Rappelons aussi brièvement ce qu’est l’archéologie. Sur le plan méthodologique, l’archéologie est l’étude des traces matérielles que laissent les populations du passé et qui sont parvenues jusqu’à nous. Ces traces matérielles sont de plusieurs sortes : des objets manufacturés, des constructions, les restes osseux des animaux qui ont été mangés ou qui ont vécu au côté des humains, les restes osseux des individus eux-mêmes. C’est donc, avant tout, l’une des manières de faire de l’Histoire, une source d’information, parmi toutes les autres disponibles, pour reconstituer une époque, un événement, un bâtiment, l’histoire d’un lieu...

Alors, l’archéologie contemporaine ? Il n’y a qu’à ressembler les 2 éléments de définition au-dessus : il s’agit de l’application de toutes les méthodes et techniques de l’archéologie aux sites des XIXe et XXe siècles.

Mais au-delà de la possibilité technique d’en faire, à quoi cela peut-il servir, puisque ce sont des périodes que l’on connaît très bien par le biais des sources écrites, photographiques, audio et filmographiques, et que les objets et constructions de cette époque existent encore, voire sont encore utilisés de nos jours (un grand nombre de bâtiments, par exemple) ?

2. Pourquoi fouille-t-on les traces matérielles des conflits de 14-18 et de 39-45 ?

La question est en fait la suivante : à partir de quelle époque estime-t-on intéressant de reconstituer l’histoire d’une époque ou d’un événement historique à partir de l’étude des vestiges matériels et des traces laissées dans le paysage ? Quand est-ce utile ?

On retrouve encore très souvent des vestiges de la guerre, en particulier des réseaux de tranchées, parce que les lignes de front étaient si denses et si larges qu'il en reste encore beaucoup de traces, même si le terrain a été déblayé, puis remblayé et nivelé dès le début de l'année 1918. Ici en blanc : le réseau de tranchées françaises et allemandes face à Saint-Nicolas-lez-Arras, sur le front d'Argonne, en 1915 - © Fonds documentaire Alain Jacques / Ministère de la Culture

Sur ce point, la dimension technique du problème a largement devancé la réflexion théorique, car la question s’est imposée d’elle-même sur les chantiers d’archéologie préventive, où sont mis au jour régulièrement des vestiges des 2 guerres mondiales : sachant qu’un chantier de fouille débute par l’étude des couches de sol transformées par les sociétés les plus hautes (et récentes) pour aller méthodiquement vers les plus basses et les plus anciennes, à partir de quel niveau de profondeur commence-t-on à enregistrer scientifiquement ce qui apparaît ? 

Laisse-t-on démolir par les engins de terrassement les couches refermant des vestiges des XXe et XIXe siècle, dans les étapes de travail préalables à la fouille ? Quels choix faut-il faire concernant les vestiges des deux guerres mondiales ? Devrait-on détruire sans archivage aucun des tranchées, des abris, des inscriptions, des objets témoignant de ces terribles événements ? N’est-ce pas la mission première des archéologues de décrire, photographier, conserver, archiver ce que l’on trouve sur un chantier de fouille ?

Depuis 30 ans environ, les sensibilités à ces périodes de conflit ont beaucoup évolué, ce qui conduit maintenant à intégrer pleinement ces vestiges parmi les objets d’étude des archéologues, en lien avec une réflexion plus poussée sur la notion de patrimoine historique et culturel. 

Pour la Première guerre mondiale, cette évolution des mentalités tient à l’effacement progressif du traumatisme de la conscience collective, parce qu’il n’y a plus de survivants directs de la mémoire visuelle ou orale des événements. Les faits peuvent alors être examinés plus posément et de manière dépassionnée. Ce qui rend acceptable la fouille de vestiges récents, c’est donc, tout simplement, le temps qui passe, et qui modifie la perspective sur les événements qu’en ont les générations successives. Les vestiges passent de témoins directs, médiateurs pour toute une population de blessures non refermées, à des objets progressivement déconnectés de la mémoire collective de l’événement. Quand tous les individus ayant vécu cette période sont morts, ainsi que tous leurs descendants ayant pu recueillir directement leur témoignage, l’événement change de sens. C'est cette distance qui rend légitime, ou disons plutôt socialement acceptable, d’aborder les vestiges matériels d’une époque avec les méthodes de l’archéologie. 

3. Qu'apporte l'archéologie à la connaissance de la Grande Guerre ?

Ayant pour objet d’étude des traces matérielles, l’archéologie est inopérante pour aborder tous les phénomènes qui n’en laissent pas, c'est un truisme. Pour la Grande Guerre, on peut penser aux enjeux politiques, aux tractations diplomatiques, à l’espionnage, aux relations entre les Alliés, par exemple. Elle peut fournir des indices ou des illustrations, comme l’expression sur le terrain de modifications de tactiques militaires, ou d’équipement, mais ce ne sont pas des informations inédites. Les informations récoltées sur le terrain, avec leurs lots d’objets et de vestiges banals de la vie quotidienne et des actions militaires, ont ainsi longtemps été considérées comme relevant de l’illustration pure et simple d’événements déjà bien connus par d’autres sources. On ne voyait pas ce que l’approche archéologique pouvait apporter de plus à la compréhension de la guerre. Toutefois, l’intérêt n’est pas d’illustrer des faits historiques par de beaux objets d’époque, mis au jour en contexte d’utilisation, même si cela participe évidemment à la construction de la mémoire collective. 

A gauche, le corps (le buste, sans la tête) de l'un des 15 soldats allemands retrouvés lors des fouilles du killianstollen, en 2011, sur les 21 qui n'avaient pas pu sortir à temps - © PAIR / A. Bolly, dans l'article de M. Landolt, L'archéologie de la Grande Guerre... 

Car si l’archéologie aide peu à retisser la trame des grands faits historiques, ceux appréhendés à l’échelle d’une région, d’un pays, voire de tout le conflit, c'est en revanche une source d’information précieuse pour la compréhension de faits ponctuels et bien localisés dans l’espace, comme un hameau martyr, un réseau de tranchées ou un camp temporaire. L’archéologie permet de restituer remettre au jour le décor exact de la bataille, figé dans l’état de sa destruction. Pour reprendre une expression déjà utilisée dans plusieurs de nos articles, c’est un instantané de la catastrophe qui se dévoile aux yeux des archéologues. 

En plus de cet aspect mémoriel particulièrement poignant (et parfois très choquant, il faut être clair), l’archéologie fournit aussi un état des lieux de ce qu’est advenu du site après la fin de la guerre, c'est-à-dire comment les survivants au conflit, les populations civiles et l’État ont traités ces endroits chargés de morts dès la fin de 1918 et le début de 1919, puis ce qu’ils sont devenus au fil des décennies. Les tranchées remblayées, le terrain renivelé, le village rasé ou abandonné, les forts désaffectés… tout cela fait aussi partie de l’histoire des sites archéologiques. Cela permet donc de comprendre à la fois comment un espace s’est transformé de 1914 à 1918, mais aussi ce qu’il est devenu dans les 100 ans qui ont suivi la guerre, jusqu’à l’ancrer dans les problématiques actuelles de géographie humaine sur l’aménagement du territoire, l’extension des périphéries des villes, la construction des grandes infrastructures de transport, etc.

4. Pourquoi mettre en valeur des vestiges archéologiques, alors qu’il existe déjà beaucoup de mémoriaux de la Première guerre mondiale ?

L’évocation de la Grande Guerre et sa présentation au grand public s’est longtemps faite par le biais d’archives, d’objets, de costumes, associés aux commémorations annuelles des grands batailles et aux cérémonies du 11 Novembre. Parfois, jusqu’aux années 1980, les écoles accueillaient aussi le souvenir vivant de la guerre, quand des Poilus venaient témoigner dans les classes. Cela suffisait, à une époque où la mémoire des événements restait vive.

Mais le ressenti d’un événement historique évolue avec le temps. De nos jours, ce qui intéresse le grand public et les visiteurs des grands sites mémoriels, ce n’est pas exorciser personnellement le souvenir de la guerre (puisque l’événement n’a pas été vécu), mais de comprendre, en le vivant (en nettement moins horrible cependant) les conditions de vie et la guerre dans son quotidien

Impossible à reconstituer et à montrer dans un musée : les cadavres déchiquetés et la mort omniprésente, dans des paysages dévastés. Voici ce voyaient vraiment les soldats autour d'eux, dans leur quotidien. Ici une tranchée française de Courcelles-Epayelles (Oise) en 1918 - © RMN-Grand Palais / Musée de l'Armée
Corps décapité d'un soldat projeté dans un arbre par l'explosion d'un obus, à Avocourt (Meuse), en 1916 - © RMN-Grand Palais / Musée de l'Armée

Les monuments commémoratifs associés aux cimetières, érigés à partir des années 1920, ne suffisent plus à faire comprendre l’importance de cet événement et son impact déterminant sur les générations des années 1900-1950. Leur sens s’est dilué. Ils représentaient, en fait, non un témoignage de ce qu’avait été la réalité de la guerre, mais plutôt, à titre de consolation symbolique, la reconnaissance de l’État face au sacrifice de sa population. Il n’était évidemment pas nécessaire, à l’époque, de retracer la trame des événements ni d’insister sur les douleurs physiques et psychologiques, puisque la population ayant survécu à ce traumatisme était vivante et tout le monde savait ce que la guerre impliquait de souffrances. 

L'inauguration de l'Ossuaire de Douaumont et du cimetière national, le 18 /09/1927. La scène montre l'arrivée des cercueils des soldats anonymes. toutes les personnes présentes avaient enduré la guerre - © Agence Rol / Public Domain
D'autres générations, une autre approche de la cérémonie : les commémorations du 11 novembre devant le même Ossuaire de Douaumont, en 2018, pour le centenaire de l'armistice - © L'Est Républicain, cliché Franck Lallemand, dans son article 11 Novembre : la foule à Verdun et à Douaumont

Ce n’est plus le cas de nos jours. C’est pourquoi les musées consacrés aux deux guerres mondiales se multiplient ou s’étoffent, et qu’une grande partie d’entre eux est aménagée directement sur des sites de bataille, souvent préalablement fouillés, et présentés au public.

Vue générale du chantier de fouille de la galerie du killianstollen. Le site a été mis au jour sur le chantier d'aménagement de la déviation d'Aspach. Il s'agit d'une fouille préventive. Le site était attendu ; ses vestiges ont été étudiés, relevés et partiellement prélevés, avant de laisser place aux travaux de construction - © PAIR
Galerie du killianstollen en cours de fouille en 2011. A droite : un casque allemand - © DNA - cliché Nicolas Lehr, dans l'article du 02/11/2011, Carspach Fouilles archéologiques au Kilianstollen sur la déviation d’Aspach, Dernières Nouvelles d'Alsace.

C’est à ce titre que l’archéologie trouve aussi toute sa place. Car les musées récents fondent ainsi une grande part de leur médiation à la mise en valeur des traces matérielles du conflit. Les expos les plus récentes intègrent aussi, pour bien montrer ce que devient un conflit 100 ans après sa fin, des vestiges archéologiques restaurés mis au jour sur le terrain : objets manufacturés, armes, pièces d'équipement, baraquements, constructions diverses...

L'une des branches bien conservée de l'abri souterrain allemand du kilianstollen, exploré en 2010 par M. Landoldt (Ministère de la Culture). A droite : la structure métallique d'un lit superposé - © Michaël Landolt /CC BY-SA
Le kilianstollen, un exemple de mémorial/musée porté par une association (KILIANSTOLLEN 1918), intégrant la reconstitution d'une partie de la galerie mise au jour en 2011 (fouilles préventives PAIR) et un projet d'étude et de stabilisation des vestiges  conservés dans la forêt de l'Illberg (Carspach), présentés lors de randonnées guidées - © Kilianstollen1918

Ce sont des artefacts abîmés, provenant des champs de bataille, qui portent les stigmates de leur utilisation. Cela aide à ancrer dans les consciences l’événement historique, mais aussi à évoquer les modifications de la perception d’un événement historique, aussi mondialisé et traumatique qu’il fût, quand il n’existe plus dans la mémoire vive des populations... et qu'on ne peut pas montrer à des publics familiaux la réalité de l'horreur de la guerre.

Un fusil Mauser, un verre, un bol, dans la galerie du kilianstollen - © hgm-press /Tages Anzeiger, article du 06/03/2012, Ein Pompeji des Ersten Weltkriegs.
Un Luger P08 dans son étui - © hgm-press /Tages Anzeiger, article du 06/03/2012
Fragment de journal - © hgm-press /Tages Anzeiger, article du 06/03/2012

5. Finalement, quelle place pour l’archéologie contemporaine, face aux autres types de documentation ?

L’archéologie représente un complément d’information, au même titre que d’autres catégories de sources. Elle est une pièce du puzzle historique. Son originalité est que sa matière d’étude (le site archéologique) s’est formée plus tardivement que les autres documents, tous exactement contemporains du temps de la guerre. 

Dans ce sens, les vestiges archéologiques de la Première guerre mondiale ne témoignent pas tout à fait de la même chose, car ils racontent aussi ce qu’il advient sur le plan matériel, concret, d’un événement historique dans les décennies qui suivent sa fin. C’est sans doute en cela que l’archéologie des périodes contemporaines est une source précieuse. 

Elle montre la manière dont se décomposent et se transforment, sur le plan physique, les restes matériels d’un conflit, de la même façon que se transforme aussi progressivement, dans les mémoires, la perception de l’événement. Elle ne se limite donc pas à une illustration de l’Histoire des textes, mais accompagne tout le processus de réflexion sur l’histoire récente.

Conclusion

Toutes les questions que nous avons abordées plus haut se posent aussi pour des vestiges des XIXe et XXe siècles sans rapport avec les conflits armés : des villages abandonnés à la suite de l’exode rural, d'anciennes manufactures, des programmes de construction type logement ouvriers, ou même des paysages agricoles en déprise, comme les cultures sur terrasses des Alpes... Les enjeux de l’archéologie et la réflexion sur la notion de patrimoine historique et culturel sont alors indissociables.

Retrouvez 4 exemples de ces sites archéologiques en devenir à la fin de notre article “les Alpes de Haute-Provence, loin du cliché des lavandes”.

Et pour prolonger l’exploration de l’archéologie des conflits armés  :

1) Revisionnez ou visionnez nos deux vidéos

Quels vestiges archéologiques laissent les guerres ?

La naissance de la guerre

2) Explorer le dossier thématique "Archéologie de la Grande Guerre" sur le site internet du Ministère de la Culture  :

3) Découvrez les 3 ouvrages suivants, une excellente initiation à l'archéologie des conflits contemporains  :

Y. Desfossés, A. Jacques, G. Prilaux, Archéologie de la Grande Guerre, Rennes : éditions Ouest-France / Inrap, 2016 (réédition – 1ere édition 2008) 

V. Carpentier, Pour une archéologie de la Seconde Guerre mondiale, Paris : la Découverte, 2023 

C. Marcigny, V. Carpentier, Archéologie du débarquement et de la bataille de Normandie, Rennes : éditions Ouest-France / Inrap, 2019 (réédition – 1ere édition 2014)

Et vous n'avez pas tout lu ! 

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