Épées en bronze : le crash-test

Raconté pour vous par Cécile, le 22 juin 2020 - temps de lecture : 6 mn

Se battre à l’âge du Bronze

Une expérimentation des combats, d’après les traces d’impacts laissés sur les lames

Rassemblés en de mystérieux trésors enfouis près des rivières, marais ou lacs, ou encore déposés dans les grandes tombes à tumulus de l’âge du Bronze européen (2500/2000 à 800/750 av. J.-C.), on retrouve depuis des siècles des armes en bronze magnifiques.

Cinq épées de l’âge du Bronze découvertes dans la Seine, le Rhône et la Saône. Musées d’Archéologie Nationale.Crédits photographiques : RMN-Grand Palais (musée d'Archéologie nationale), Jean-Gilles Berizzi.

Epées, lances, cuirasses, casques, toutes ces œuvres d’art aujourd’hui d’un brun mat brillaient à l’état neuf d’un éclat doré très vif rappelant la lumière du soleil.

Il a souvent été écrit que ces pièces d’équipement étaient des objets d’apparat, signes de prestige social pour une élite guerrière, et qu’elles n’avaient pas pu servir en combat. En effet, le bronze est un métal à la fois lourd et facilement déformable, caractéristiques qui n’offrent pas les qualités optimales pour des armes, ni offensives, ni défensives. Les impacts visibles étaient alors expliqués par le fait que les armes, au cours de rituels religieux et funéraires, étaient volontairement abîmées pour être symboliquement tuées et pouvoir accompagner leur propriétaire dans la mort.

Une cuirasse en tôle de bronze (plastron et dossière) fabriquée vers 1200 -1100 av. J.-C., découverte à Saint-Germain-du-Plain (Saône-et-Loire). Pourvue de détails anatomiques individualisés (largeur du cou, forme des pectoraux, tour de taille…), ces cuirasses étaient ajustées sur mesure en fonction des mensurations de leur propriétaire. Crédits : MAN/ archives. Détail de la planche 84 du "Musée préhistorique de Gabriel et Adrien de Mortillet", Paris 1881.

Une étude publiée en avril 2020 par une équipe de chercheurs britanniques, allemands et chinois, montre que cette idée est fausse : la grande majorité des armes en bronze a réellement servi en combat rapproché.


C’est ce que prouvent les nombreuses marques de coups (entailles, éraflures, enfoncements, déformations) laissées par des chocs entre les armes sur le tranchant, le plat et la pointe des épées archéologiques, observées en détail au microscope.



Vues au microscope de 3 des 23 types de marques répertoriées sur les épées : des incisions en V (haut), des enfoncements de la pointe (centre), des indentations (bas). Les agrandissements de gauche montrent les marques laissées sur les objets archéologiques, ceux de droite celles obtenues sur les reproductions d’épées, après leur utilisation en situation de combat. Source : Hermann 2020, tableau 5 et figures 5, 11 et 23. férence complète en bas de page.

Des expérimentations, effectuées avec des reproductions d’armes en bronze, ont complété le travail en laboratoire. Les tests ont été pratiqués en situation de combat, ou en portant des coups isolés contre des armes accrochées. Menés de manière très méthodique, ils ont permis de retrouver exactement les gestes d’attaque et de défense ayant provoqué les différents types de cicatrices observées.

Test d’une séquence de mouvements avec un bouclier. L’usage actif du bouclier permet de mener en même temps les attaques et les parades, à l’inverse de l’escrime des XVIIe-XIXe s. où le bouclier n’est plus utilisé. Source : Hermann 2020, figure 4.

Comprendre le combat à l’épée : trois objectifs

Les questions auxquelles souhaitaient répondre les chercheurs étaient très précises :

1) comprendre comment se maniait une épée de l’âge du Bronze et donc à quelles actions de combat correspondaient exactement les différentes traces d’impact observées sur les épées ;

2) comprendre quelles étaient les cibles à viser sur le corps humain, et donc quels étaient les gestes pour blesser et tuer l’adversaire ;

3) enfin comprendre comment les techniques de combat ont pu évoluer, au fur et à mesure que s’affirmait un véritable art de l’escrime.

Associant observations archéologiques, mesures en laboratoire et restitution des gestes techniques, cette démarche méthodologique particulière s’appelle l’archéologie expérimentale.

Quatre des 7 épées reconstruites. Les tailles et formes varient en fonction des techniques d’escrime que l’on souhaitait privilégier et non en fonction de leur provenance géographique. Les pommeaux sont en bois, sauf pour la 3e en partant du haut, entièrement en bronze. Du haut en bas, elles correspondent aux types suivants : épée de type Ewart Park (65,8 cm de long, 701 g), épée dite en langue de carpe (74,5 cm de long, 761 g), épée de type Kemenczei S Vollgriffschwert (59,5 cm de long, 938 g), épée de type Ewart Park (69,5 cm de long, 752 g).Source : Hermann 2020, figure 1.

Du labo au champ de bataille

Le lot archéologique sur lequel les marques d’impact ont été étudiées comprenait 110 épées provenant de Grande-Bretagne et d’Italie, datées de l’âge du Bronze moyen et de l’âge du Bronze final, c'est-à-dire entre 1650 et 800/750 av. J.-C.

En parallèle des observations en laboratoire, des reproductions exactes de sept épées, de lances et de boucliers, incluant la même composition du métal (le bronze est un alliage de cuivre et d’étain) et la même qualité de finition que les armes archéologiques, ont été réalisées par un forgeron bronzier puis testées par des escrimeurs, habitués aux reproductions de combats historiques.

Le crash-test

Les reproductions ont été soumises à rude épreuve : l’expérience a en effet été jugée concluante au bout de 148 tests de choc! Toutes les parties des armes pouvant servir à frapper ont été utilisées, y compris les hampes en bois des lances.

Comme dans la mise en place d’un crash-test pour voitures, le déroulement de ces essais a fait l’objet d’une programmation stricte.

Chaque étape de l’expérience était planifiée à l’avance et soigneusement contrôlée et enregistrée, les séries de gestes spécifiques d’attaque, comme les enchaînements de mouvements d’attaque et défense.

Enfin, les mêmes séquences étaient répétées plusieurs fois et filmées, pour s’assurer que les gestes ne résultaient pas de déplacements hasardeux.

Source : Hermann 2020, fig. 20.

La guerre à l’âge du Bronze : choc frontal entre guerriers

On a enfin compris comment les affrontements armés se déroulaient à l’âge du Bronze !

Les guerriers allaient directement au contact et utilisaient des techniques d’escrime au corps-à-corps. La géométrie, la longueur et l'équilibre de la plupart des épées de l'âge du Bronze indiquent en effet qu’elles avaient été conçues pour des combats rapprochés.

Les expérimentations et l’étude des cicatrices sur les lames ont montré que les techniques utilisées privilégiaient les engagements violents mais à distance très courte, ce qui entraînait des mouvements lents, tout en résistance. Les attaques, qui utilisaient aussi le bouclier, étaient simultanées entre les opposants. La conséquence était que les épées s’entrechoquaient très près de la garde. Des mouvements de torsion étaient alors effectués, pour bloquer et contrôler l’adversaire.

Le + ArchéOdyssée

Un parallèle avec l'escrime médiévale ?

Dans ces situations de corps-à-corps, le rôle du bouclier était prépondérant, et utilisé pour repousser autant que pour parer.

Les actions avec épées et boucliers ronds devaient se rapprocher de celles pratiquées au milieu du Moyen Âge (XIII-XIVe s.), d’après ce que nous apprend le plus ancien traité d’escrime connu : le « Tower Fechtbuch », daté de la fin du XIIIe s. L’ouvrage, conservé au musée royal des armes et armures, à Leeds (Angleterre), explique comment combattre à l’épée et au petit bouclier rond. L’intérêt est qu’il est illustré de très belles enluminures décrivant les systèmes d’attaque et de défense.

Ne vous fiez pas aux mines réjouies et aux pieds de danseuses des combattants !Les séquences d’actions qui sont exécutées sont des assauts et des parades violents, demandant une grande force et une grande pratique.Source : Leeds Royal Armouries Museum, manuscript I.33 – Extraits en ligne sur le site internet du musée. Voir la référence en bas de page.

Attention toutefois aux comparaisons hasardeuses : les armes du Moyen Âge étaient en fer, pas en bronze !

Sur un équipement en bronze, les chocs violents donnés avec de l’élan mettaient véritablement les armes hors d’usage, mais les combattants acceptaient le risque d’abîmer leurs armes, pourvu que cela leur permette de gagner. Les épées de bronze pouvaient cependant poignarder comme trancher, ce qui assurait de nombreuses possibilités de mouvements d’attaque. Mais pour atteindre son ennemi, il fallait encore savoir viser vite et juste !

Une touche pour le bretteur en vert ! Extrait du « Tower Fechtbuch » : le bras gauche de l’attaquant bloque en position basse les deux mains (et les armes) de son adversaire, tandis qu’il cherche de la main droite à lui trancher la gorge, ou à lui assener un coup violent sur la clavicule avec le tranchant de l’épée.Source : Leeds Royal Armouries Museum, manuscript I.33 – Extraits en ligne sur le site internet du musée.

Les blessures, mortelles ou non, relevées sur des squelettes de l’âge du Bronze portant des coups d’épée montrent que les régions du corps ciblées étaient surtout le crâne et le bas de l’abdomen, moins souvent la poitrine. Le problème de la cage thoracique, outre le fait qu’elle ait pu être protégée par une cuirasse ou un bouclier, est que l’épée peut rester bloquée dans les côtes. Pour tuer en une seule offensive, on cherche donc préférentiellement à viser la nuque et le pelvis, derrière le bouclier ou la cuirasse, même si ce sont des cibles très précises.

Les jambes et les bras n’étaient toutefois pas oubliés : pour blesser en assurant le plus haut degré d’invalidité possible, l’objectif était de couper les tendons et, si on ne pouvait pas profiter du déséquilibre de l’adversaire pour l’achever, de provoquer à plus long terme une infection (menant si possible à une amputation ou à une septicémie).

L’art de l’escrime est né à l’âge du Bronze !

Le maniement des épées en bronze, particulièrement lorsqu’elles étaient associées au bouclier, nécessitait une pratique avancée, basée sur une excellente connaissance des réactions de l’arme et sur les qualités de motricité fine de l'escrimeur.

Les auteurs de l’étude concluent que l’invention et la large diffusion de cette arme a dû entraîner la création d’un art martial de l’escrime et de plusieurs styles de combat, évoluant dans le temps.

En effet, ils pensent avoir pu détecter une évolution dans la qualité de l’escrime pratiquée en Europe de l’Ouest à l’âge du Bronze, d’après la position, les regroupements et les types de cicatrices visibles sur les armes.

Balbutiant entre 1275 et 1150 av. J.-C., l’art de l’épée se structure et gagne en précision entre 1150 et 800 av. J.-C.

De véritables routines de combat se mettent alors en place, et l’on peut imaginer les maîtres d’armes apprendre les touches, les feintes et les bottes les plus en vogue à leurs apprentis, davantage préoccupés par l’élégance de leur cuirasse que par les conseils de leur professeur…


Ne jamais impatienter son maître d’arme !
Parfois un bon coup de pied aux fesses vaut une touche bien placée. Et puis, ça soulage tellement !
Source : « Tower Fechtbuch», Leeds Royal Armouries Museum, manuscript I.33 – Extraits en ligne sur le site internet du musée.

Cet art de l’épée entre en décadence entre 800 et 600 av. J.-C. : les techniques perdent en nuances et les séquences d’actions en complexité. Ce déclin est lié à l’introduction des premières armes en fer, mais aussi à l’émergence de la cavalerie. Les deux phénomènes auraient nécessairement induit des changements majeurs dans les styles de combat et l’équipement utilisé.

Chose étonnante : l’évolution de l’escrime en Grande-Bretagne suit exactement les mêmes étapes qu’en Italie. On imagine trop souvent les populations protohistoriques repliées sur elles-mêmes et peu mobiles ! Or tous les progrès ont eu lieu en même temps à l’échelle de l’Europe parce que, comme au Moyen Âge et aux XVIIe-XVIIIe s., les biens et les gens circulaient beaucoup plus facilement qu’on ne le pense (à défaut de voyager rapidement) et les maîtres d’armes et artisans spécialisés pouvaient être très demandés et se déplacer très loin.

Le cimetière d’Amesbury, à 5 km de Stonehenge, a ainsi livré la tombe d’un riche personnage, enterré vers 2300 av. J.-C., originaire du nord des Alpes et non d’Angleterre, comme l’a prouvé l’étude des isotopes piégés dans ses dents.

Les ressources à votre disposition



Revue de presse :
un commentaire différent du nôtre de ce même article : Arnaud B., Epées et techniques de combats à l’Age du bronze, de nouvelles données, Sciences & Avenir, 30 avril 2020. En ligne

Pour en savoir plus sur le manuscrit Tower Fechtbuch :
https://royalarmouries.org/stories/our-collection/an-introduction-to-royal-armouries-manuscript-i-33-the-oldest-known-european-fencing-manual-in-existence/

A propos de la tombe de "l’archer d’Amesbury" (Stonehenge):
Présentation officielle des découvertes par le service archéologique du Wessex. Article en anglais, mais la traduction complète en français est proposée sur le site, en document pdf téléchargeable : https://www.wessexarch.co.uk/our-work/amesbury-archer

L’article (en anglais) à la source de l’étude sur les épées :
Hermann R., Andrea Dolfini A., Crellin R. J., Wang Q., Uckelmann M. 2020, Bronze Age Swordsmanship: New Insights from Experiments and Wear Analysis, Journal of Archaeological Method and Theory, 2020, 44 p. En ligne

Pour les plus acharnés !
Il existe de nombreux travaux sur la guerre et l’usage des armes durant l’âge du Bronze (beaucoup sont en anglais). Pour aller plus loin, nous vous proposons trois références en français et une en anglais :- Une initiation à l’âge du Bronze : Carozza L., Marcigny C. 2007 : L’âge du Bronze en France. Paris : La Découverte, 2007, 155 p. (non disponible en ligne)- Quilliec B. 2005 : échanges et circulations des techniques en Europe à l’âge du Bronze : une modélisation à partir des données recueillies sur les épées. Mappemonde, 80, 2005-4. En ligne- Lehoërff A. 2018 : Par les armes. Le jour où l’homme inventa la guerre. Paris : Belin, 2018, 360 p. (non disponible en ligne)- Harding A., Warriors and Weapons in Bronze Age Europe. Budapest : Archaeolingua, 2007, 228 p. (non disponible en ligne)