Tous dans les vapes !

Alcool et psychotropes, des usages millénaires

Raconté pour vous par Cécile, le 05 novembre 2022 - temps de lecture : 5 mn

Quand ? Néolithique, Antiquité

Où ? Espagne, Russie, Grèce, Italie

En archéologie, il arrive fréquemment que l’on retrouve, dans les sépultures en particulier, des ensembles de plantes ou de champignons, parfois de petits animaux également, que l’on interprète comme des offrandes ou des remèdes médicaux. Mais l’analyse fine de certains d’entre eux montre qu’il s’agissait parfois de puissants stupéfiants !

Voici quelques unes de ces découvertes étonnantes, qui permettent de comprendre dans quelles conditions et par qui les drogues étaient utilisées.

1. Pourquoi et depuis quand se drogue-t-on ?

Champignons hallucinogènes, belladone, mandragore, datura, armoise, cannabis, coca, opium, peyotl, mescaline… sans parler des alcools ! Les substances psychoactives ont une histoire aussi ancienne que l’Humanité ! En archéologie, les découvertes les plus anciennes de produits hallucinogènes remontent au Néolithique, en Amérique du Sud, mais il n’y a pas de raison de croire qu’on n’en connaissait pas avant et ailleurs !

Comment les humains ont sont-ils venus à se droguer et pourquoi ? On suppose que c’est en essayant de manger diverses plantes et autres substances naturelles qu’ils en ont remarqué certaines qui faisaient voir la vie en rose, qui faisaient dormir, ou qui semblaient donner au consommateur une énergie et une confiance en soi inébranlables.

Différentes variétés de pavot dans un champ

Dès lors, drogues et médecine (du corps et de l’âme) étaient indissociablement liées. Mais les psychotropes étaient aussi utilisés pour atteindre des états modifiés de conscience et entrer en contact avec les dieux ou les esprits, selon les religions. Cette dimension est fondamentale pour comprendre le succès des alcools et stupéfiants à l’échelle planétaire, mais aussi pourquoi leur usage était parfois confisqué par des castes, ou attaché à des cérémoniels très précis.

Quant à l’effet purement récréatif de certaines substances, il est difficile d’imaginer qu’elles n’ont pas été utilisées spécifiquement pour ça, quitte à enfreindre quelques interdictions et coutumes…

2. Ça plane en Espagne, au Néolithique

C’est autour de 6 000 ans avant le présent que remontent, en Europe, les traces archéologiques le plus anciennes de consommation d’alcool (breuvages fermentés) et plantes aux vertus psychoactives. Les contextes de découvertes, essentiellement funéraires, laissent penser qu’il s’agissait d’usages rituels, et non récréatifs.

Graines de pavot (Papaver Somniferum) mis au jour dans la Cueva de los Murciélagos (Espagne) - © J. Morales, dans L. Peña-Chocarro, Neolithic plant use in the western Mediterranean region: preliminary results from the AGRIWESTMED Project, Annali di Botanica (Roma), 2103, 3.

Qu’a-t-on vraiment retrouvé ? Et bien : des petits morceaux de plantes (graines, fragments de feuilles, de tiges, de racines), des dépôts de boissons alcoolisées incrustés au fond ou sur les parois des coupes ou vases qui les contenaient, un peu comme la lie du vin ou les levures de la bière, des traces chimiques d’alcaloïdes dans les cheveux ou les dents de squelettes, enfin des scènes figurées, en peinture, gravure ou sculpture.

Ainsi en Espagne du sud, dans la grotte de los Murciélagos (Albuñol, Grenade), des défunts inhumés au Néolithique moyen (vers 4 500/3 500 av. notre ère) étaient accompagnés d’offrandes, parmi lesquelles des sacs contenant des graines et des têtes de pavot P. somniferum. Ces offrandes pouvaient être des symboles de la mort ou du sommeil, mais témoignent en tout cas de la connaissance que les populations avaient des effets narcotiques de cette plante.

Paniers divers et sandales de cordes (vers 4500/3500 av. n. è.). Mobilier funéraire des sépultures de la Cueva de los Murciélagos (Espagne) - © Museo Arqueológico Nacional /Ministerio de Cultura y Deporte
Têtes de pavot provenant d'un petit sac tressé de la Cueva de los Murciélagos (Espagne) - © Museo Arqueológico Nacional /Ministerio de Cultura y Deporte

A côté de Barcelone, la nécropole du site de Gavá - Can Tintorer, datée entre 4000 et 3000 av. notre ère, a fait l’objet d’une autre expérimentation. Quatre squelettes (une femme âgée, un enfant fille et deux jeunes hommes) ont été sélectionnés, pour tester la présence d’opiacés fixés dans leurs os et leur tartre dentaire. L’un des jeunes gens avait d’ailleurs une graine de pavot coincée entre les dents. Les analyses chimiques ont montré que les hommes avaient en effet pris de l’opium.

Dans quel but ? impossible à préciser… le fait que seuls les hommes en aient consommé pourrait laisser croire à des pratiques rituelles ou médicinales réservées à certains groupes de la communauté, mais il faudrait tester davantage de squelettes pour en être certain.

Il faut aussi préciser que le site de Gavá était une mine de variscite (pierre verte ornementale) et que les conditions de vie y étaient très dures. Enfin, le jeune homme à la graine de pavot dans les dents avait survécu à une double trépanation… de quoi avoir, en effet, besoin d’opium !

La mine néolithique de Gavá (Espagne). Parque Arqueológico Minas de Gavá - © Enric / CC BY-SA
Reconstitution de l'une des sépultures du site néolithique de Gavá (Espagne). Parque Arqueológico Minas de Gavá - © Enric / CC BY-SA
Cet homme, qui a vécu il y a quelques 6 000 ans, a survécu à une double trépanation, bien cicatrisée. L'opium l'a-t-il aidé à surmonter ses douleurs ? - © Jordiferrer / CC BY-SA

3. Opium et cannabis : le cocktail explosif des Scythes

En 2013, en Russie, dans le Caucase, la fouille du kourgane Sengileevskoe-2, une tombe princière scythe sous tumulus du IVe siècle av. notre ère a révélé un trésor d’objets d’or pur absolument extraordinaire.

Parmi les vases et les bijoux, deux coupes finement ouvragées comportaient, à l’intérieur, d’étranges résidus noirâtres, dont l’analyse chimique a montré qu’ils contenaient de l’opium et du cannabis.

Le mobilier d'or du kourgane, présenté à la télévision russe en 2013 : deux coupes, deux gobelets et des bracelets - Dans l'article en ligne de K. Graham, Ancient Scythians spread the use of cannabis in death rituals, Digital Journal, 25 mai 2015

Que consommaient donc les Scythes ? Était-ce un mélange de pâte d’opium et de graines de cannabis, à déguster à la cuillère ? Une sorte d’infusion, ou de décoction ? Un texte grec du Ve s. av. n. è., de l’historien Hérodote, explique que les Scythes avaient pour habitude d’inhaler une fumée hallucinogène très dense, issue de la combustion lente de graines d’une plante non nommée, qui les faisaient crier très fort. L’usage de la marijuana semble trouvé… Quant à l’opium, il pouvait être consommé en pâte, en boulette ou fumé, comme on le faisait en Asie. Les deux substances combinées devaient tout de même donner un cocktail assez dangereux !

4. Mais que prenait la Pythie de Delphes ?

La Pythie rendant un oracle, sur une coupe à fond plat à figures rouge, datée vers 440-430 av. n. è. Elle est représentée en train d'inhaler la fumée d'une préparation d'herbes se consumant lentement. Antikensammlung Berlin - © Zde / CC BY-SA

Son travail ? Se droguer toute la journée, et sur demande s'il vous plaît ! Cette prophétesse avait vraiment un métier pas comme les autres... Parmi toutes les prêtresses, sorcières et autres devineresses, la Pythie du sanctuaire de Delphes est sans doute la plus célèbre, car elle a vraiment existé et rendait vraiment des oracles. En fait, pas une, mais des pythies, qui se sont succédé pendant des siècles au-dessus de la faille géologique à travers laquelle elles percevaient la voix du dieu guérisseur Apollon.

La Pythie entrait en transe dans l’adyton, une grotte située à l'extérieur du sanctuaire. Assise sur un haut trépied, elle respirait les vapeurs hallucinogènes qui émanaient du gouffre, probablement de l’éthylène, d’après les analyses des gaz et de l’eau provenant de la source voisine.

Comme elle inhalait en même temps la fumée d'un cocktail d’herbes (qu'on ne connaît pas) en combustion lente, elle devait, en effet, bien décrocher de la réalité, mais ce n’est que dans cet état qu’Apollon pouvait parler par sa bouche.

En dépit de leur foi et de la sincérité de leur dévotion, les usagers grecs reconnaissaient eux-mêmes que les prédictions étaient incompréhensibles, tellement opaques qu’il fallait les rapporter aux prêtres du sanctuaire, chargés d’essayer d’interpréter les paroles divines. Et ils étaient tout un collège…

Vestiges du temple d'Apollon à Delphes - © Bernard Gagnon/ CC BY-SA

5. Marc-Aurèle, l'empereur toxico

Et oui, le célèbre empereur philosophe, grand général et homme d’état imprégné de doctrine stoïcienne, qui régna au milieu du IIe s., était un drogué.

Drogué à quoi ? A une potion complexe, la thériaque (nom générique qui signifie « antidote », en grec), que lui préparait Galien, le médecin de la cour, en guise de fortifiant.

De quoi souffrait l’empereur ? C’est assez flou… douleurs chroniques (c’était un militaire qui ne ménageait pas son corps), dépression due au poids du pouvoir immense qu’il incarnait, tout est possible.

Buste de l'empereur Marc-Aurèle, villa de Chiragan. Musée Saint-Raymond, Toulouse - © Tylwyth Eldar / CC BY-SA
La thériaque a été préparée jusqu'au XIXe s. en Europe et en Asie. Pot à thériaque. Vase de pharmacie daté de 1782. Hospices de Beaune - © Jebulon / Public domain

Galien écrit aussi que Marc-Aurèle craignait d’être empoisonné et prenait la thériaque comme antidote préventif. Une chose est sûre, cependant : il en était complètement dépendant.

Et pour cause ! La recette comprend plus de 70 ingrédients et a été améliorée au fil des siècles. Elle contenait entre autres de la chair de vipère et une grande quantité de suc de pavot… c'est-à-dire d’opium.

La dose était si forte que l’empereur s’assoupissait à tout moment dans la journée. Galien en réduisit la quantité pour éviter ces désagréments à son illustre maître, qui continua à en consommer quotidiennement jusqu’à sa mort.

Conclusion

Vous avez remarqué que les opiacées sont les substances que l’on retrouve le plus sur notre continent ? Pourquoi ? Parce que c’était la plus utilisée peut-être, le pavot étant une plante très commune dans toute l’Eurasie. Comme elle n’est pas mortelle, contrairement à la datura ou la digitale, on y avait probablement recours plus facilement qu’à d’autres psychotropes au dosage subtil. Mais c’est aussi, sans aucun doute, parce que ses résidus, les graines en particulier, se conservent bien à travers les siècles, ce qui n’est pas le cas d’autres plantes et champignons plus fragiles.

Récolte de la pâte de pavot dans les champs, en Iran - © Belga / RTBF 2012

Quant à l’usage de ses produits, drogue ou médecine ? la frontière est très mince entre les deux… Souvent, la simple présence de ce type de substance dans une tombe suffit à faire interpréter le défunt comme un sorcier ou un chaman… mais c’était peut-être juste quelqu’un qui souffrait de douleurs chroniques, ou qui aimait s’amuser !

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