Morts en terre étrangère

Que deviennent les soldats morts loin de chez eux ?

Raconté pour vous par Maxence, le 02 avril 2022 - temps de lecture : 8 mn

Quand ? de l'Antiquité à nos jours

Où ? partout dans le monde

C’est l’un des grands « mystères » de l’archéologie : où sont passés tous ceux qui sont morts lors des grandes batailles qu’a connues l’humanité ? Comment expliquer le colossal écart entre le nombre de soldats retrouvés et le nombre de soldats engagés (parfois fantaisistes et surestimés) donnés par les historiens et ceux qui ont décrit ces batailles ?

Bataille de Chancellorville lors de la Guerre de Sécession, 1863 © Domaine Public

Vaste question, et ArchéOdyssée va se concentrer sur un aspect spécifique : que fait-on des morts au combat en terre lointaine ? Aujourd’hui, la norme est le rapatriement du corps et les honneurs militaires pour celui qui a donné sa vie pour la patrie.

Mais dans le passé, qu’en était-il ?

Lors de grandes batailles, et surtout lorsque de nombreux soldats meurent, c’est le pragmatisme qui l’emporte : comment en effet transporter des dizaines, des centaines voire des milliers de morts, sur de longue distances et avec des moyens rudimentaires ?

Une telle solution implique une organisation logistique et des moyens que n’avaient pas les armées du passé. Mais surtout, elle induit de véritables risques sanitaires (la décomposition rapide des cadavres) et peut générer un véritable traumatisme pour les populations civiles lors de l’arrivée des corps : savoir la mort est une chose, la voir en est une autre ! Mais pour autant, le soldat mort au combat peut aussi être auréolé d’une forme de gloire, amener une certaine fierté à la population, et donc certaines marques de respect demandent à être mise en œuvre. Quelques exemples ici, à travers le monde et les âges, nous montrent des pratiques qui concilient pragmatisme, symbolisme et devoir de mémoire.

Hommage aux 13 soldats français morts au Mali, 2020 © AFP

1. Dans la Grèce antique

Dans la Grèce antique, le soldat mort au combat revêt une importance particulière. Comme dans de de nombreuses sociétés, il est utilisé symboliquement pour renforcer la cohésion des citoyens de la cité, et devient un personnage presque héroïque. C’est ce qui se passe pour les batailles « à domicile », telle celle d’Himère (Sicile) contre les Carthaginois (en 480 av. J.-C.).

Tumulus abritant les cendre des soldats athéniens morts à Marathon © DgCampos / CC BY-SA

Aucun monument commémoratif n’a été découvert, mais il avait sans doute été édifié près des fosses communes, qui contenaient les restes de soldats portant des marques de blessures et même des armes fichées dans le corps !

Statue du lion de Chéronée reposant sur les tombes des soldats thébains © stringerfixer.com

Lors de combats « à l’extérieur », qu’en était-il ? A Athènes au Ve s. av., la tradition est de rapatrier les corps, toujours en lien avec l’importance du soldat mort pour la cité. Un rapatriement peut-être aussi rendu plus facile par des armées (et donc des morts au combat) moins nombreuses et des batailles moins éloignées ?

Au contraire, un peu plus tard, les Thébains vaincus par Philippe de Macédoine ont été enterrés sur le lieu de la bataille (perdue), à Chéronée (Grèce). Mais les morts au combat ont fait l’objet d’un cérémonial particulier : le fameux lion de Chéronée, dressé en souvenir de la bataille, reposait sur les tombes de 254 soldats disposés sur 7 rangées.

Et à Marathon, les milliers de Perses vaincus par Athènes ont été inhumés à proximité du lieu de la bataille. Les 192 soldats athéniens tués ont été incinérés et leurs cendres déposées dans un grand tumulus également édifié sur place. Lorsque le nombre de morts et la distances augmentent, le pragmatisme prend le dessus !

Représentation romantique de la bataille d'Himère par Giuseppe Sciuti

2. Dans l'Empire romain

Dans le monde romain, enterrer les morts loin de la patrie participe de la désinformation nécessaire pour éviter le découragement ou la peur des populations civiles. Ainsi lors des Guerres Sociales, au Ier s. av. J.-C., le Sénat romain décide que les morts (y compris les généraux) seront enterrés sur le lieu de bataille, pour éviter de bouleverser la population. Ce n’est pas le hasard si le cénotaphe (une tombe qui ne contient pas de corps) est une pratique qui se développe à l’époque romaine !

Inscription de Marcus Caelius, originaire de Bologne (Italie) et mort lors de la bataille de Teutoburg (Allemagne). Son cénotaphe (tombeau qui ne renferme pas de corps) était édifié à côté de la colonie romaine de Xanten, où il devait vivre avec sa famille © BRGM & ArchéOdyssée
Masque de cavalier romain trouvé sur le lieu de la bataille de Teutoburg) © Varusschlacht gGmbh Museum und Park Kalkriese

L’épisode le plus fameux est sans doute la bataille de Teutoburg, qui mit fin en 9 apr. J.-C. aux projets d’expansion de l’Empire romain en Germanie. Au total, ce sont probablement 20 000 soldats qui ont été tués et laissés sur place lors de la déroute romaine. Six ans plus tard, le général Germanicus revient sur place et découvre les corps sur place, pour partie mutilés par les Germains.

Il leur assure alors (c’est le minimum) une sépulture. Et si rien n’en a été retrouvé (malgré les nombreuses trouvailles d’objets liés à la bataille), peut-être la pratique de la crémation y est pour quelque chose ! La norme de l’inhumation sur place est probablement respectée, même si on connaît quelques exceptions ponctuelles de soldats rapatriés vers leur terre d’origine.

3. Le Moyen Âge et la question des sépultures chrétiennes

Au Moyen Âge, les grandes batailles se multiplient, et souvent en terre étrangère. Encore une fois pour des questions sanitaires évidentes, la coutume est d’enterrer les morts sur place.

Charnier de soldats croisés du château Saint-Louis à Sidon (Liban) © Zenger

Mais se pose la question des lieux d’inhumation : d’abord car on peine à les retrouver, mais aussi car dans les pays chrétiens, on n’enterre pas des morts n’importe où, et les terrains en question se doivent d’être consacrés !

Alors doit-on imaginer une consécration d’urgence, en attendant de ré-inhumer les soldats dans des cimetières aux alentours ?

Des cas connus en Angleterre laissent penser que l’exhumation ultérieure et la remise en terre sur place étaient des pratiques courantes.

Pragmatisme encore, qui devait également tenir compte de la météorologie (la chaleur accélère la décomposition des corps, le grand froid empêcher de creuser des fosses).

Une chose est certaine, c’est que, comme pour de nombreuses autres époques, les élites peuvent faire l’objet d’un traitement particulier. Et celui qui suit va vous donner des frissons ! Ainsi à Azincourt, lors de la fameuse bataille entre Anglais et Français (en 1415), le duc de Brabant est placé dans un cercueil en plomb, accompagné d’épices et d’herbes aromatiques. Une façon de ralentir la décomposition et de dissimuler les odeurs… Il est ensuite transporté sur 173 km jusque Bruxelles, où il est inhumé environ 6-8 jours après sa mort.

Le recensement des premiers morts, diorama "Crépuscule d'Azincourt". © Sylvain Deschamps

Bien plus macabre est le traitement subi par le duc de York et le compte du Suffolk, eux aussi morts à Azincourt : selon un procédé connu sous le nom de mos teutonicus ou mos gallicus (littéralement « à la façon des Teutons ou des Gaulois »), leur corps est décharné et leurs os mis à bouillir : ne restent que les os à transporter, ce qui est nettement plus hygiénique que le transport de cadavres, et moins coûteux qu’un embaumement !

Un procédé que n’aurait pas renié d’Hannibal le Cannibale, et qui s’était développé lors des Croisades, pour éviter que ces personnages de haut rang soient inhumés en terre non chrétienne. Une exception, comme le montre la découverte au pied du château Saint-Louis de Sidon (Liban) de fosses communes contenant les restes de Croisés morts au combat.

4. L'époque moderne et les guerres napoléoniennes

Les deux derniers siècles de notre histoire sont marqués par le passage à la mort de masse lors des batailles. C’est le cas de guerres napoléoniennes, qui ont mobilisé des armées gigantesques aux quatre coins de l’Europe. Lors de la campagne de Russie, ce sont des milliers de soldats qui sont morts à des milliers de kilomètres de leur patrie, à l’image de ces 3 000 soldats français retrouvés dans une fosse commune à Vilnius (Lituanie).

Charnier de Vilnius, soldats de l'armée napoléonienne © Musée de l'Armée
Charnier de Vilnius en cours de fouille) © Musée de l'Armée

S’agissant d’une armée en déroute, nulle possibilité de rapatriement. Et sous Napoléon, nulle glorification de la déroute ni des morts tombés lors de cette campagne, et c’est seulement dans les années 2000 que ces corps ont été ré-inhumés dans un cimetière lituanien et sortis de l’oubli par un monument édifié sur place.

5. Une autre échelle : les deux conflits mondiaux du XXe siècle

Ces deux exemples plus récents insistent sur la difficulté de rapatrier des morts lors de batailles et de guerres qui font de plus en plus de morts. Paradoxalement, les deux conflits mondiaux, qui ont dépassé dans l’horreur toutes les guerres précédentes, se sont déroulé à une époque où les moyens de transport se sont développés.

Champ de bataille de la Ferme Guillemont (Somme, 1918) © Imperial War Museum

Mais les guerres de 1914-1918 et 1939-1945 sont marquées à la fois par le gigantisme des armées, les dimensions des lieux de bataille et de front (démultipliées par les capacités opérationnelles des armées et le nombre de belligérants) et par la mise en œuvre d’un armement lourd et destructeur : les ravages des bombardements sont sans commune mesure avec ceux causés par l’artillerie médiévale ou même moderne, et les soldats morts sont parfois difficiles à retrouver...

Sépulture d’Alain Fournier et des hommes du 288e régiment tombés en septembre 1914 à Saint-Rémy-la-Calonne © Inrap

En 1914-1918, les soldats morts au front sont enterrés de façon diverse, suivant le contexte : fosses communes, tombes individuelles, sans compter les nombreux corps oubliés et perdus.

Dans l’armée américaine, il existe dès le Débarquement du 6 juin 1944 une unité chargée de récupérer les corps et de les inhumer temporairement. A la fin de chacune de ces deux guerres, des cimetières militaires sont créés, permettant de ré-inhumer les corps provenant des cimetières de fortune, mais faisant également office de lieux de mémoire et de souvenir.

Du cimetière temporaire au cimetière militaire : le cimetière Henri-Chappelle (Belgique) © 99th Infantry Division MIA Project & Historical Society

Cimetière temporaire de Colleville-sur-Mer, une année après le Débarquement © Domaine Public

Et encore aujourd’hui, les corps retrouvés fortuitement lors de travaux sur les zones de front font l’objet d’un traitement très particulier assuré par des organismes tels que la Commonwealth War Grave Commission, l’American Battle Monuments Commission ou le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge pour les soldats allemands. Et sauf exception les corps, une fois identifiés (a minima leur nationalité), sont inhumés dans des cimetières militaires sur place, et ne sont pas rapatriés. Les cérémonies et les monuments commémoratifs font œuvre de mémoire et de respect envers ces soldats morts loin de chez eux.

Soldat allemand de la Première Guerre Mondiale retrouvé à Champigny (Marne) lors de travaux © Inrap
Inhumation en 2021 de deux soldats britanniques dans le cimetière de Perth (Belgique) © Commonwealth War Graves Commission

Finalement, le développement des moyens logistiques n’a pas conduit au rapatriement des soldats morts au combat… sauf lorsque les conflits se sont mal terminés ! Ainsi les soldats américains morts lors des guerres de Corée ou du Vietnam ont été ramenés et inhumés aux États-Unis.

En savoir plus sur la fouille des champs de bataille et l'archéologie des conflits armés ? Regardez nos vidéos ci-dessous !

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