Les changements climatiques et l'archéologie 2
De l'Europe glaciaire aux Mayas : climats & sociétés anciennes
Raconté pour vous par Cécile, le 07 juin 2021 - temps de lecture : 4 mn
Quand ? Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge - Où ? Deux exemples cette semaine : l'Europe au Paléolithique supérieur et les Mayas.
Avec le cas des Vikings du Groenland, nous avons vu la semaine dernière à quoi servait, pour les archéologues, la reconstruction des conditions environnementales et climatiques dans lesquelles vivaient les sociétés du passé. Pour aller plus loin dans cette exploration, voyons cette semaine comment l'on fait, concrètement. Vous verrez que nos méthodes sont très originales : voici comment ça marche !
1. Au début de l'enquête : des questions sans réponse
Notre intérêt pour le climat et l’évolution des environnements découle initialement de questions assez classiques, pour lesquelles on se rend compte qu’on n’obtiendra de réponse complète qu’avec une restitution du cadre de vie (paysage et climat) dans lesquels vivaient les sociétés qu’on étudie.
Un exemple simple : comment les hommes modernes, au Paléolithique supérieur (entre 38 000 et 12 000 ans avant le présent), se sont-ils dispersés à travers l'Europe ?
L'archéologie et les méthodes modernes de datation nous permettent de comprendre que la progression depuis le Proche Orient d'un côté, l'Afrique du Nord de l'autre, a commencé il y a 47 000 ans environ.
On constate que ces migrations se sont étalées sur plusieurs milliers d’années et ont pris la forme de centaines de petites vagues de mouvements de populations, n’avançant pas toutes au même rythme et allant dans des directions différentes.
Certains espaces sont restés vides très longtemps, ou n'ont été peuplés que très tardivement.
Pourquoi ? Pour faire très simple, l’un des facteurs qui a conditionné cette progression lente est que le climat et les paysages dans lesquels avançaient ces groupes humains étaient très différents des nôtres.
Cela engendrait notamment des obstacles qui n’existent plus, dont le plus important est l’immense front polaire qui descendait jusque vers la vallée de la Loire et empêchait toute occupation massive et continue du nord de l’Europe.
Cette période glaciaire (le Würm des géologues) s’est aussi manifestée par une très large extension des glaciers, qui recouvraient presque toutes les Pyrénées, les Alpes et le Caucase, ce qui limitait beaucoup les possibilités de franchir les montagnes.
L’accès à ces parties du continent n’a été progressivement rendu possible qu’à partir de la fin de la dernière grande ère glaciaire, il y a 14 500 ans environ. Le passage en Grande-Bretagne, par exemple, était alors facilité par le fait que la Manche n’était pas une mer mais un fleuve franchissable.
Les changements climatiques n’ont pas que des désavantages !
Cela explique pourquoi il y a, par exemple, très peu de sites préhistoriques du Paléolithique supérieur (vers 43 000 / vers 12 000 av. notre ère) en Grande Bretagne : cet espace n'était investi que par de très petits groupes de populations, très dispersés, jusqu'à la déglaciation.
Maintenant, du résultat à la question de départ, remontons l'enquête !
2. Comme dans la police : indics et experts
Pour restituer un paysage, globalement, il faut en restituer 3 éléments, qui peuvent changer très rapidement :
1) la géographie de l’endroit (les formes du relief, le réseau hydrographique, le trait de côte…) ;
3) les assemblages d’espèces animales qui constituent la faune locale à un moment donné.
A ces 3 indicateurs « de base » il faut ajouter un dernier élément fondamental dès lors qu’on travaille sur les périodes à partir du Néolithique : l’action des sociétés sur leur environnement (défrichements, sélection des espèces végétales et animales, usages domestiques et industriels de l’eau …).
Ces éléments, c’est ce que l’on appelle des « indicateurs », c’est comme dans la police : ce sont eux qui vous fournissent les indices nécessaires pour votre enquête. Seulement ce ne sont pas des humains qui vous filent des tuyaux, mais des méthodes particulières d’étude, de ce qu'on appelle les paléoenvironnements, c'est-à-dire les paysages anciens (en plus de l'archéologie).
"Et les carottes de glace du pôle Nord et de l'Antarctique", me direz-vous ? Car on en entend souvent parler à la télé. Les glaces polaires sont appelées "les archives du climat", en effet. Les plus anciennes ont 800 000 ans. En se formant, la glace piège des bulles d'air et des impuretés. La composition chimique de ces gaz et poussières est révélatrice de grands phénomènes (éruptions volcaniques, réchauffement ou acidification des eaux, incendies...) indicateurs de l'état du climat à l'échelle planétaire.
Hélas pour les archéologues, il est souvent impossible d'utiliser ces informations : elles donnent des tendances générales, mais ne reflètent pas les climats régionaux, et les pas de temps considérés (dizaines et centaines de milliers d'années) sont beaucoup trop grands pour qu'on puisse y superposer l'histoire des sociétés.
3. Qui est dans cette police scientifique ?
Les cailloux, la terre, les os animaux et les plantes ne parlent qu’à ceux qui comprennent leur langage… Et ça, ce n’est plus du ressort des archéologues ni des historiens des textes. On travaille alors avec ce qui serait l’équivalent pour nous de la police scientifique. Ce sont des spécialistes de la reconstitution des paléoenvironnements. Ils ont pour l’essentiel été formés aux sciences de la vie et de la terre : les biologistes de la faune, de la flore et les géographes (géographie physique) sont les principaux alliés des archéologues.
Ils travaillent sur des ossements animaux et les restes d’insectes, les restes de plantes (pollens, graines, tiges, empreintes) et l’évolution des formations terrestres (nature de la terre, des sables, de la neige, de la glace). Ces indices sont mis au jour lors de forages spécifiques (carottages) en milieu naturel, ou lors de fouilles archéologiques. Les ossements animaux sont aussi recueillis dans des gouffres ou des tourbières, où des animaux ont été piégés et sont morts.
4. Des indices de luxe durs à utiliser : les textes anciens !
Nous ne parlons pas des enregistrements météorologiques effectués méthodiquement à partir du XVIIe s., mais des textes (littérature et archives diverses) médiévales et antiques, et il y en a !
Un exemple très ancien : les personnalités de l’époque romaine adoraient s’écrire des lettres, et certains auteurs faisaient même éditer leur correspondance, dont il nous est parvenu certains recueils. Pline le Jeune, qui écrivait vers 100 ap. J.-C., décrivait souvent très précisément le temps qu’il faisait là où il était, dans le Latium. Jules César, l’auteur (et acteur) de la célèbre Guerre des Gaules, parsemait lui aussi son récit de descriptions des conditions météorologiques, si cela avait influencé le déroulé de la guerre.
César, la Guerre des Gaules, V, 24 - description de l'été 54 av. J.-C. (traduction Chr. Goudineau) :
« (…) comme cette année la récolte en blé, en raison de la sécheresse, était maigre en Gaule (…) »
Pline le Jeune, Lettres, VIII, 17, à C. Plinius Macrino. (trad. A.-M. Guillemin, « Les Belles Lettres ») :
« Est-ce que chez vous aussi le temps est mauvais et orageux ? Ici les intempéries sont continuelles et les inondations fréquentes. Le Tibre est sorti de son lit et a débordé de beaucoup les parties basses de ses rives ».
Mais ces indices pourtant très précis posent un problème : ils ne sont pas assez réguliers. Prenons l’exemple des lettres : elles ne sont pas journalières et n’ont pas été écrites spécifiquement pour permettre aux antiquisants, 2 000 ans plus tard, de comprendre quelle était l’évolution de la météo et des effets du climat en Italie au début du IIe s. ap. J.-C. Aussi claires que puissent être ces informations, il est donc difficile de les utiliser pour reconstruire précisément l’évolution du climat, même à une échelle régionale !
Elles fournissent en revanche des tendances générales qu'il n'y a pas de raison de mettre en doute.
Ces documents donnent aussi de très impressionnantes descriptions de catastrophes naturelles et de la manière elles étaient perçues par les sociétés anciennes… mais c’est une autre histoire !
5. Statistiques et déductions : du particulier au général
Une fois qu'on a rassemblé toutes ces données sur l'évolution des environnements à une échelle locale (une vallée, un delta, un bassin fluvial...), la difficulté est de passer de la restitution d’observations ponctuelles à la reconstruction de l'évolution de toute une région climatique, c'est-à-dire de passer du particulier au général.
C’est une question de statistiques : plus la quantité de données collectée est grande, plus on a de chance de voir se dessiner des graphiques et courbes au sein desquels des moyennes se dégagent .
Et des données, il en faut vraiment beaucoup ! En effet, on ne peut pas distinguer les marqueurs climatiques à des échelles spatiales trop réduites, parce qu’il existe trop de possibilités que les environnements, dans une vallée par exemple, aient évolué sous l’effet d’accidents ponctuels ou, pour les périodes récentes, sous l’effet des activités humaines.
Il faut donc comparer des dizaines d’observations pour retrouver des phénomènes qui ont eu lieu partout au même moment.
6. Une méthode imparable, mais attention aux surinterprétations !
Alors finalement, est-ce que ça marche, de restituer les climats du passé ? Oh oui, ça marche très bien ! Face à un environnement et des ressources qui évoluent très vite sous l'effet du climat et des actions des sociétés, on arrive à montrer le rôle de chacun des facteurs naturels et humains dans le devenir des populations. C'est ainsi que l'on comprend comment elle s'adaptent, ou pourquoi elles ne s'adaptent pas, comme dans le cas des colonies vikings au Groenland .
Le tout est de ne partir avec aucune idée préconçue, c'est-à-dire de ne pas à l'avance chercher à prouver que des bouleversements climatiques ont été la cause de la "chute" (quel mot affreux) d'une société. Il est hélas très facile de nos jours de faire le buzz en annonçant qu’on a résolu le problème de la disparition d’une civilisation en montrant qu’elle a été victime d’une catastrophe climatique…
C'est ce que montre bien un exemple archéologique très médiatisé : "l'effondrement" de la civilisation Maya (vers 900 ap. J.-C.) serait due à un changement climatique.
Aussi simple que ça ? Oui, si l’on en croit les nombreux articles disponibles sur le sujet sur Internet.
Une suite de terribles sécheresses aurait engendré la famine et entraîné la chute des fondements de la société maya et l'abandon des villes, vers 900 ap. J.-C.
En réalité, ce n’est pas si schématique !
Pour commencer, cela ne concerne pas tout le monde maya (voir notre article Mayas, Incas et Conquistadors).
Le phénomène est circonscrit au centre, dans ce qu'on appelle les Basses-Terres du Yucátan.
Dans cette région, au IXe s., des épisodes bien réels de sécheresses intenses ont créé un stress écologique majeur et une crise de subsistance pour des populations essentiellement agricoles et très hiérarchisées.
Cette crise économique a entraîné de grandes tensions politiques et sociales, mais pour des raisons qui tiennent à la structure de la société, pas uniquement au climat !
Dans un contexte d’éclatement du territoire en de multiples royaumes concurrents, cela a conduit à un affaiblissement des grandes capitales des Basses-Terres (Calakmul, Tikal, Palenque).
Mais tout est relatif, car cet « effondrement » n’a pas touché les royaumes des Hautes-Terres du Guatemala et du Honduras (Copán), qui sont restés stables.
Même dans les Basses-Terres, la grande cité de Chichén Itzá, par exemple, n’a pas connu le déclin de ses voisines.
N’oublions pas non plus qu’à l’échelle de l’histoire de l’Amérique centrale, beaucoup d’autres cités avaient déjà périclité vers 900, tandis que d’autres se sont développées, puis se sont effacées bien plus tard, jusqu’à la conquête espagnole, au XVIe s.
Alors que penser de ces articles à sensation ? Le plus souvent, les auteurs ne sont pas des archéologues/historiens, mais des climatologues et spécialistes des sciences de la Terre. Ceux-ci ont bâti leurs modèles sans prendre en compte les facteurs humains susceptibles d’influencer l'histoire des Mayas.
Alors, de fait, à la fin, il ne reste que le climat. Mais en même temps on ne peut pas faire d’Histoire en évacuant les humains qui en sont les acteurs, c’est absurde... et on ne s'improvise pas historien ! En remettant par conséquent un peu d’archéologie au milieu de toutes ces courbes et moyennes de températures, on observe des choses beaucoup plus nuancées… mais cela fera toujours moins de tapage que l’idée d’un effondrement cataclysmique à la mode des films catastrophe américains.